François Ost : Génie du 21ème siècle

Cité dans toutes les grandes thèses de doctorat, François Ost est notamment Professeur aux quatre coins de la planète, Vice-Recteur des Facultés universitaires Saint-Louis, Académicien, Docteur honoris causa de l’Université de Nantes, auteur de pièces de théâtre et membre du comité de rédaction d’un grand nombre de publications. Rencontre avec un grand homme généreux, chaleureux, accueillant, disponible, et extrêmement humble.

Horizons : Monsieur Ost, merci de nous recevoir aujourd’hui malgré votre emploi du temps extrêmement chargé. Pouvez-vous d’abord nous dire quel a été votre parcours scolaire, académique et familial ?

François Ost : Je suis né le 17 février 1952 à Bruxelles. J’ai fait mes primaires et mes humanités à l’Institut Saint-Boniface, à Ixelles. A l’Université catholique de Louvain, j’ai obtenu une licence et un doctorat en droit ainsi qu’une licence en philosophie. Je suis également licencié en droit économique de l’Université Libre de Bruxelles. J’ai été successivement assistant, chargé de cours, Professeur puis Professeur ordinaire aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles. J’ai notamment donné cours à la K.U.B., à Louvain-la-Neuve, à Buenos Aires, à Sao Paulo, à Macerata, à Paris-Nanterre, à Lisbonne, au Collège de France, au Collège international de Philosophie de Paris, à l’Ecole nationale de la Magistrature de Bordeaux et à l’Institut universitaire européen de Florence. Je suis également membre de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Je donne principalement cours à Saint-Louis et à Genève et je suis également le vice-recteur des Facultés Saint-Louis. Mon épouse, Martine Goemaere est avocate. Nous avons eu trois enfants : Vincent est avocat, Isabelle est Professeur à temps plein à Saint-Louis et Nicolas est psychologue.

Horizons : Qu’est-ce que la philosophie du droit ? Quelle est son importance ?

François Ost : La philosophie du droit est une réflexion critique sur le droit, mais en prise avec celui-ci et ses évolutions. Il existe d’autres visions de cette discipline, mais dans la tradition de Saint-Louis, j’ai toujours voulu maintenir le dialogue avec les praticiens. C’est à partir des questions que la réalité suscite que la réflexion de la philosophie du droit se met en branle. C’est une réflexion critique sur les valeurs et les méthodes du droit, réflexion qui passe aussi par la fiction et la littérature.

Horizons : La traduction est selon vous le paradigme dont le monde actuel a besoin pour se comprendre et pour traiter les défis les plus importants. Pourquoi ?

François Ost : Dans un monde pluriel (pluralité des savoirs, des convictions, des spiritualités), ce qui nous manque, c’est un métadiscours, un point de vue de surplomb permettant de faire dialoguer ces pluralismes. J’ai la conviction qu’à défaut de trouver ce métadiscours, la traduction peut organiser cet indispensable dialogue. Je me suis penché sur ses méthodes, ses difficultés et ses valeurs, pour proposer dans différents domaines des pistes pour faire dialoguer ces pluralismes. J’ai la faiblesse de croire que le droit lui-même est un discours traductif des intérêts, prétentions, plaintes, valeurs des différents groupes qui cohabitent et parfois s’affrontent dans la société. Le juriste est donc par métier un traducteur. Accessoirement, ma vision de la traduction est une façon de célébrer le pluralisme des langues et de la diversité culturelle à laquelle je suis aussi attaché qu’à la liberté naturelle, aussi menacée dans un monde d’uniformisation. Je suis très attaché à la langue française, et la seule manière de la défendre sans verser dans les querelles identitaires est de prôner le plurilinguisme. J’ai ainsi proposé une relecture du mythe de Babel qui, loin d’être une catastrophe, nous remet sur la voie du dialogue et de la diversité.

Horizons : Vous êtes le fondateur du Centre d’Etude du Droit de l’Environnement. De ses débuts difficiles à ses développements récents, quel sera le rôle de cette discipline dans le monde de demain ?

François Ost : En trente ans, le droit de l’environnement a acquis ses lettres de noblesse, notamment dans le monde académique (revues, colloques, enseignements, masters spécialisés). En même temps, le souci de l’environnement a été intégré à l’agenda des décideurs publics et privés, sans doute comme une contrainte supplémentaire, mais aussi comme une nécessité vitale acceptée par tous. L’évolution connue de cette discipline est celle d’une discipline périphérique, souvent critiquée, et intégrée aujourd’hui, comme le fut le droit social en son temps, à la bonne gestion des entreprises et des collectivités. Il n’y a pas le choix : le souci, même contraignant, de l’environnement s’impose comme une nécessité inéluctable et comme le gage d’une meilleure qualité de vie.

Horizons : Vous êtes un des précurseurs européens du mouvement américain « Droit et littérature ». Qu’est-ce que ce courant ? Quel est son intérêt ?

François Ost : Depuis quelques années, je m’efforce de développer ce courant et de l’implanter en France et Belgique. Au-delà du cours donné aux Facultés Saint-Louis, de nombreux colloques et publications commencent à être consacrés à ce courant. Il s’agit d’aborder les problèmes les plus fondamentaux du droit à travers la littérature, que ce soit la Bible, les tragédies grecques, Balzac, Shakespeare, Kafka et tant d’autres auteurs qui ont très souvent professé comme juristes ou fait des études de droit. A côté du droit de la littérature (copyright, censure, etc.), je travaille le droit comme littérature (approche rhétorique et herméneutique), et surtout le droit dans la littérature (un auteur comme Shakespeare, par exemple, consacre non moins d’une trentaine de ses pièces aux procès : on y trouve des réponses originales aux questions de l’équité, de la vengeance, du pardon, ou encore des rapports entre la lettre et l’esprit). J’ai aussi le plaisir de faire sur ce thème des recyclages à l’Ecole de la Magistrature en France et je me rends compte combien cette approche est appréciée par les magistrats de terrain confrontés aux difficultés de l’humain et aux crises sociales, au-delà des problèmes strictement juridiques. Je suis persuadé que l’erreur judiciaire d’Outreau n’aurait jamais eu lieu si le jeune magistrat avait lu les « Sorcières de Salem ». Par ailleurs, je suis moi-même passé de l’autre côté du miroir en écrivant des pièces de théâtre.

Horizons : Dans une société qui se complexifie plus chaque jour, vous avez tendance à promouvoir l’approche dialectique entre deux pôles. Est-ce là la clé du monde actuel ?

François Ost : Au cours de mes travaux de théorie du droit, j’ai pu préciser le fil conducteur de mes différents travaux, qui est une philosophie dialectique, nécessaire dans notre monde pluriel. C’est une philosophie dont le message fondamental, aussi vieux qu’Aristote, est que nos identités ne sont pas absolues et que nos différences sont relatives. Les entités que nous aurions tendance à opposer violemment (masculin/féminin, individu/groupe, sujet/objet, homme/nature) ont en réalité partie liée. Leur devenir résulte de leur interaction constante. De ce devenir résulte des propriétés émergentes porteuses d’histoires ouvertes, de liberté, de créativité. Encore faut-il être sensible à ces interactions et ne pas se laisser embrigader dans des combats unilatéraux sous les bannières en « ismes » qui nous sont si souvent proposées. La dialectique est une pensée vivante qui n’est jamais au repos, qui suit et contribue à produire ces interactions entre les éléments qui ont partie liée. La dialectique repose aussi sur l’intuition fondamentale rappelée par Paul Ricoeur que la différence commence déjà et surtout au sein de soi-même. Le cogito cartésien est déjà pluriel, divers. C’est cette diversité qui me permet d’entrer en dialogue avec l’autre qui, lui non plus, n’est jamais tout à fait autre. Avec Michel van de Kerchove, chaque fois que nous avions bien creusé un problème, progressivement nous mettions ce nom « d’approche dialectique » sur une méthode que nous avions suivi intuitivement à partir de questions que nous nous posions.

Horizons : Cela fait près de quarante ans que vous êtes dans l’enseignement, d’abord comme étudiant, puis comme assistant, et enfin comme professeur et vice-recteur. Comment les choses ont-elles évolué selon vous ? Avez-vous perçu d’importants changements dans les mentalités des jeunes ?

François Ost : Je rencontre chaque année des étudiants doués qui font mon admiration, notamment sur le plan des langues que ma génération 68-tarde ne cultivait pas. On a affaire à des étudiants qui peuvent être sérieux. Toutefois, on est évidemment toujours confrontés en première baccalauréat à l’extrême diversité des formations dont ont bénéficié les étudiants assis dans l’auditoire, diversité qui contribue malheureusement au taux de 50% d’échec en première année. Par ailleurs, je suis frappé par le fait que la différence de maturité et de performance dont on créditait les filles à l’âge de l’adolescence commence à s’observer aussi au niveau de l’université. Nos auditoires se féminisent, mais bien souvent, les filles figurent en tête de classement et exercent les responsabilités importantes au niveau étudiant. A vérifier, et à tenter d’expliquer…

Horizons : Les Facultés Saint-Louis, à travers leur projet éducatif, ont toujours promu une plus grande proximité avec leurs étudiants ainsi qu’en encadrement plus attentif ; c’est comme cela que doit être une bonne université aujourd’hui, ou tend-t-on inévitablement vers des universités-usines ?

François Ost : Les universités du top 10 mondial ne sont jamais immenses (Harvard, par exemple, est plutôt de taille modeste). Les avantages de Saint-Louis sont évidents : une proximité entre les enseignants et les étudiants, et une proximité entre les enseignants, qui rend crédible le travail interdisciplinaire qui est une des marques de fabrique des Facultés. Deux avantages supplémentaires caractérisent Saint-Louis : un campus à taille urbaine (immergé dans une capitale cosmopolite) et l’obligation de poursuivre sa formation dans une autre université (en découle l’avantage d’avoir connu deux milieux de travail différents). C’est cela une bonne université à l’heure actuelle. Mais il faut aussi maintenir un lien très fort avec la recherche, et s’inscrire dans des réseaux internationaux. A l’heure des ordinateurs, ces deux conditions ne sont plus liées à la taille de l’université. Enfin, comme vice-recteur, j’ajouterais un élément de gestion essentiel : l’importance du bonheur au travail lié à la confiance réciproque et à la convivialité. Combien de grandes structures ne sont pas paralysantes et génératrices de souffrances, d’inquiétudes ! C’est une des tâches essentielles d’un responsable universitaire : contribuer à la convivialité et à la confiance, pour que chacun se dépasse et donne à l’institution. L’essentiel est que les gens soient contents de travailler dans leur boîte et qu’ils fassent confiance à ceux qui sont élus. L’élément de confiance est essentiel pour la gouvernance.

Horizons : Comment expliquer l’échec de la fusion entre l’UCL, les FUSL, les FUNDP et les FUCaM ?

François Ost : Je regrette que ce projet mobilisateur ait échoué, d’autant que les Facultés Saint-Louis avaient voté la fusion à l’unanimité. Maintenant, les cartes sont entre les mains du ministre Marcourt qui, dans les douze mois à venir, va soumettre à la discussion un nouveau paysage de l’enseignement supérieur en Belgique, basé sur une académie unique pour la Communauté française, compétente notamment en matière de recherche, ainsi que des pôles d’enseignement constitués sur une base plutôt régionale et dans lesquels, à Bruxelles, Saint-Louis sera amené à jouer un rôle de premier plan.

Horizons : Avez-vous l’impression, en tant que professeur d’université, que les humanités préparent encore bien aux études supérieures ?

François Ost : Certaines formations des études secondaires préparent excellemment à l’université. Il faudrait des études précises pour avoir une corrélation entre types d’études et niveau de réussite. Socialement, il faut prendre en compte ce problème à bras le corps. Pour réussir à l’université, outre la curiosité intellectuelle, il faut aussi avoir requis le sens de l’effort et de la rigueur, ainsi que le goût du travail, indépendamment du type de formation suivie.

Horizons : Qu’avez-vous appris de l’enseignement catholique ?

François Ost : J’ai une grande dette à l’égard de l’Institut Saint-Boniface qui m’a formé et dont j’ai déployé avec ma carrière les ressources et les acquis. La formation catholique est génératrice de valeurs sur le long terme. Personnellement, elle m’a aussi confronté au grand récit de la Bible, dont certaines de mes publications refont un commentaire (par exemple, mon livre sur la traduction commence par un long chapitre à propos du chapitre onze de la Genèse). Il y a dans la Bible des ressources de sens qui sont transmises et qui ne s’usent pas tout au long d’une vie professionnelle.

Horizons : Quel message laisseriez-vous à des jeunes étudiants en quête de sens, qui débutent dans la vie ?

François Ost : Un message d’audace et d’originalité : faites ce que vous aimez car de toute manière, l’avenir vous appartient. Les jeunes sont toujours gagnants. Amusez-vous en travaillant. Ayez du plaisir, de l’audace et de la confiance. L’avenir est devant vous, et pas derrière. Je crois toutefois beaucoup à la transmission : la transmission ne veut pas dire répétition, conformisme. Il n’y a rien de plus triste que de voir débarquer des jeunes coincés. L’avenir appartiendra aux gens qui auront et feront confiance, et qui auront une capacité de création. Mais ne peuvent innover que ceux qui ont été nourris de tradition…

Merci pour cette belle rencontre Monsieur Ost, et bonne continuation.  

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