S’ils ne font pas leur boulot, comment pouvons-nous faire le nôtre ?
Un air de jazz, un parfum d’encens… Nous bavardons ce soir avec Julien Lemonnier, sorti en juin 2004 du Collège, jeune comédien, metteur en scène, chanteur, compositeur, amoureux de littérature… Rencontre avec la nouvelle génération du théâtre belge.
Horizons : Julien Lemonnier, bonsoir. Quels souvenirs gardes-tu de ton parcours au Collège ?
Julien Lemmonier : J’en garde deux en particulier. Celui de Monsieur Legrand d’abord, mon professeur en rhéto : par la suite, dans mes études, je me suis rendu compte que je retrouvais des choses que j’avais déjà vues, Marcel Proust, Jacques Lacan… Celui du Théâtre des Trois Portes ensuite. J’ai joué dans trois pièces du théâtre des élèves : Pas d’oseille pour une oreille, une pièce écrite une vingtaine d’années auparavant par une classe de rhéto, La Dame de chez Maxim de Georges Feydeau, et L’Écume des jours de Boris Vian. J’avais déjà suivi l’option « Art dramatique » avec Monsieur Bekkers en 2e année, mais le vrai coup de foudre, ça a été L’Écume des jours, avec le rôle de Chick : une aventure très marquante.
Horizons : Pourquoi ?
Julien Lemmonier : Parce que nous, les élèves, nous étions beaucoup investis dans la création du décor, dans la mise en scène. On avait été suivi par une scénographe de La Cambre (ndlr : École Nationale Supérieure des Arts Visuels). Et puis il y avait Monsieur Smoes, quelqu’un de passionné, de très patient… Ce n’est pas rien de gérer une vingtaine de jeunes de 17 ou 18 ans. Il nous a consacré un nombre incroyable de soirées et de week-ends. C’est un vrai personnage, très sympathique. Avec les anciens de L’Écume, nous sommes allés voir une production de cette pièce à l’Atelier 210 récemment. Eh bien, plusieurs d’entre nous sont encore dans le théâtre aujourd’hui, dont Benjamin Jungers qui est à Paris, à la Comédie-Française.
Horizons : Un aspect moins positif de ton parcours au Collège ?
Julien Lemmonier : J’ai rencontré beaucoup de gens très ouverts, mais j’ai trouvé que l’esprit ne l’était pas forcément. C’était très élitiste et on en arrivait presque à avoir un sentiment de culpabilité lorsqu’on avait une ou deux « pètes » à son bulletin. Alors que c’est normal de se planter, c’est comme ça qu’on apprend.
Horizons : Après ta rhéto, tu te diriges vers les romanes à l’ULB.
Julien Lemmonier : Oui, je n’avais pas spécialement en tête de faire du théâtre, j’aimais lire, écrire et surtout composer des chansons. Il n’existait aucune « école de chanson », et je n’avais pas forcément le niveau pour entrer au conservatoire ou faire des études de musicologie. Comme j’aimais la littérature, j’ai fait romanes. Je n’avais pas envie d’aller à Saint Louis, j’avais l’impression que c’était une sorte de Saint Michel en plus grand. Je voulais être confronté au brassage de différentes couches sociales, le campus de l’ULB me plaisait bien, et puis c’était très pratique à Bruxelles.
Horizons : À l’issue de ta première année de baccalauréat, tu abandonnes les romanes et tu commences l’IAD, l’Institut des Arts de Diffusion, à Louvain-la-Neuve.
Julien Lemmonier : Après quatre mois d’unif, je me suis rendu compte que j’aimais tous les cours sauf ceux de romanes. J’adorais l’histoire, l’histoire de l’art, la philosophie… mais je détestais le cours de littérature française. Je pensais que j’allais me retrouver avec des gens qui, comme moi, adoraient lire, je me suis retrouvé avec des étudiants qui faisaient tout pour éviter les lectures obligatoires, qui répondaient à des qcm (ndlr : questionnaire à choix multiple) comme ils l’auraient fait en sciences ou ailleurs… Les romanes n’étaient donc pas faites pour moi. J’ai hésité à commencer histoire. J’aimais tout ce qui était artistique, le théâtre… J’avais un ami qui avait débuté l’IAD, qui m’en parlait beaucoup, en bien, Louvain-la-Neuve m’intéressait… J’ai choisi l’IAD sans vraiment le choisir, plus ou moins par défaut.
Horizons : Parle-nous de ton parcours à l’IAD.
Julien Lemmonier : Je m’y suis beaucoup plu, je n’ai pas du tout regretté mon choix. J’ai eu une classe un peu difficile : nous étions tous très différents, et on n’a jamais su trouver une vraie émulation. L’IAD m’avait aussi séduit parce qu’elle était l’école de théâtre qui proposait le plus grand nombre de cours de corps : danse, aïkido, acrobatie, cascades, combat et escrime avec l’incontournable Jacques Capelle, etc. Il y avait en outre des cours de formation vocale, des cours de chant, des cours plus théoriques (histoire du cinéma, du théâtre, histoire de l’art…) et des cours d’écriture. L’après-midi était consacrée au jeu et à l’interprétation. Le but avoué de l’IAD, c’est de former des gens polyvalents, capables d’être indépendants et de se débrouiller, de gérer une régie, de fonctionner en petite troupe… D’où la variété des cours.
Horizons : Qu’advient-il quand on quitte l’école ?
Julien Lemmonier : On est complètement paumé. On est largué parce qu’on n’est pas du tout préparé au système des auditions, ni aux réalités quotidiennes du métier. J’ai eu droit, en tout et pour tout, à un stage d’un mois au cours de ma formation à l’IAD, c’est beaucoup trop peu. On est dans une espèce de bulle.
Horizons : Aucune aide n’est prévue pour les jeunes comédiens sortant des écoles de théâtre ?
Julien Lemmonier : Si, il y a le Centre des Arts Scéniques, qui propose des auditions réservées aux comédiens sortis depuis moins de trois ans des cinq écoles principales en Communauté française (Conservatoires de Bruxelles, de Mons et de Liège, IAD, INSAS), à peu près dix fois par an. Et si on est engagé à l’issue de ces auditions spéciales, on ne coûte pas grand chose à l’employeur : le CAS paie l’équivalent de deux mois de salaire, ce qui couvre un mois de répétition et un mois de représentation, soit la durée de vie moyenne d’une production théâtrale en Belgique.
Horizons : Le théâtre belge te semble-t-il en bonne santé ?
Julien Lemmonier : Le fait qu’une pièce se joue un mois maximum, c’est un vrai problème : on répète presque plus qu’on ne joue ! Les théâtres sont subventionnés, et les troupes se débrouillent pour tourner le plus possible : dans les centres culturels, dans les écoles, à l’étranger aussi, en France et en Suisse. Le marché est très bouché et, malheureusement, il n’y a aucune aide pour les jeunes compagnies. En jouant si peu, c’est non seulement difficile financièrement, mais ça empêche malheureusement les comédiens de travailler et d’évoluer dans leur rôle.
Horizons : Quid du Théâtre National ?
Julien Lemmonier : Ils ont un budget énorme (6 à 7 millions d’euros), mais ils n’en font pas profiter la jeune création. D’abord les places sont chères pour les spectateurs, ensuite ils font venir beaucoup de pièces étrangères, ce qui est très bien, mais la création belge est laissée pour compte. Ils te rient au nez si tu viens les voir pour proposer le spectacle d’une jeune compagnie. Ils sont censés être une fondation d’utilité publique, mais s’ils ne font pas leur boulot, comment nous, jeunes compagnies, pouvons faire le nôtre ?
Horizons : Comment survit-elle, cette jeune création ?
Julien Lemmonier : À la débrouille. Tu travailles dans de grands théâtres la moitié de l’année, moi par exemple, l’année passée, j’ai eu la chance d’avoir cinq, six mois payés au Varia et au Vilar. Et puis tu crées bénévolement dans ces jeunes compagnies, et tu vas chercher les programmateurs en espérant pouvoir les convaincre.
Horizons : Le théâtre belge est-il un monde cloisonné ?
Julien Lemmonier : Oui et non. Les comédiens circulent vraiment entre les théâtres : tu peux jouer au Théâtre du Parc et au Varia sans problème. Par contre, entre les écoles, pas du tout : les réputations des écoles créent des cloisons très fortes entre les gens. Par ailleurs, les théâtres sont extrêmement politisés, au niveau de la nomination des directeurs entre autres. C’est triste parce que ça ferme des portes, ça empêche la création libre et ouverte. Nous, la jeune génération, on se connaît très vite : nous sommes 70 à 90 comédiens à sortir chaque année des écoles et à galérer pour se faire sa place. Il y a donc beaucoup d’entraide, on partage les bons plans pour trouver des salles de répétition pas trop chères… J’ai déjà répété dans mon salon, parce que la salle à 500 euros la semaine, ce n’était pas possible !
Horizons : Le début de carrière d’un jeune comédien semble très éprouvant. Pas de regrets ?
Julien Lemmonier : Aucun. Je mène vraiment la vie dont j’ai toujours rêvé, je fais ce que j’aime. C’est dur, c’est vrai, mais je suis en plein dans mon élément. Avec six mois de salaire sur douze, quelques petits cachets alimentaires (des publicités) et le complément du chômage, c’est possible de s’en sortir. L’enseignement est fondamental aussi : presque tous les comédiens de quarante ans et plus enseignent. Le vrai problème, c’est l’arrivée de 80 jeunes acteurs chaque année. Les écoles devraient être beaucoup plus sélectives. Le marché est inondé.
Horizons : Un acteur peut-il réussir dans le cinéma en Belgique ?
Julien Lemmonier : Oui, peut-être. Il y a pas mal de petites productions belges. Le cinéma belge est aujourd’hui très à la mode à Paris, mais quand même, survivre en Belgique seulement, c’est difficile. Je pense qu’il y aurait un public pour des films belges, mais les distributeurs ne suivent pas, les subventions ne sont pas là… En Belgique, comme partout ailleurs, on est fier quand un Belge réussit. Parfois, malheureusement, il faut avoir du succès à l’étranger pour être reconnu ici. La pièce J’ai gravé le nom de ma grenouille dans ton foie par exemple : ils ont eu un gros succès à Avignon, ils reviennent en Belgique, ce sont les rois !
Horizons : Le cinéma ne te tente pas ?
Julien Lemmonier : Non, pas beaucoup. Je ne me sens pas du tout libre face à une caméra, j’ai besoin d’espace. Le cinéma, c’est très technique, il y a beaucoup de contraintes, avec toute une équipe – le perchiste, le réalisateur, les techniciens – autour de toi, alors que ton personnage est censé être seul avec son amoureuse. Ce sont certainement des habitudes à prendre, mais c’est vrai que ce n’est pas trop mon truc : je suis un moteur diesel, j’ai besoin de temps pour chercher et trouver l’intention juste. Au cinéma, ça doit venir tout de suite. Tu dois être rapide, efficace.
Horizons : Quelle est ton actualité, quels sont tes projets pour les mois à venir ?
Julien Lemmonier : Je vais jouer au mois de mars dans une opérette, L’Auberge du Cheval Blanc, mise en scène par Dominique Serron de l’Infini Théâtre, avec qui j’avais déjà eu la chance de travailler pour Princesse Turandot. C’est un spectacle très vivant et populaire. Le but, c’est de dépoussiérer l’opérette en mêlant danse, chant et jeu, en retrouvant un naturel que les chanteurs lyriques n’ont pas toujours. Il y a des références à La Grande Vadrouille ou à Rabbi Jacob. Cela aura lieu au Palais des Beaux-Arts de Charleroi du 3 au 6 mars, puis à l’Opéra Royal de Wallonie à Liège jusqu’au 18 mars. Et à l’Atelier Théâtre Jean Vilar, je jouerai dans Les Femmes savantes de Molière en avril, dans une mise en scène d’Armand Delcampe. Il a décidé de situer l’action dans les années 20, en plein dans les années folles. Ça promet d’être jazzy !