Que devenez-vous Monsieur Legrand ?

79-42Dans ce nouveau numéro, Horizons poursuit sa rencontre des anciens professeurs de rhétorique du Collège. Je suis donc allé dans un quartier fleuri… de Watermael-Boitsfort interroger Monsieur Luc Legrand.

Horizons : Monsieur Legrand, si mes souvenirs sont exacts, c’est en juin 2004 que vous avez pris votre pension. Depuis quand étiez-vous professeur au collège ?

Luc Legrand : Je suis arrivé à St-Michel en janvier 1968 pour assurer l’intérim d’un jeune collègue appelé au service militaire que moi-même je venais de quitter, après une longue convalescence, avec le grade prestigieux d’Invalide militaire du Temps de Paix ! A la rentrée de septembre, je suis titulaire d’une IVe moderne. En septembre 1969, je deviens titulaire de rhétorique, et cela sans interruption jusqu’en 2004, exception faite de l’année scolaire 1987-1988. J’ai donc exercé le titulariat de 36 classes de rhéto : cela tisse des liens et pas un peu ! De nombreuses occasions me sont données de garder des contacts avec des ancien(ne)s élèves : des félicitations pour les fiançailles, les mariages, les naissances ; les rencontres aux réceptions, aux vernissages, aux entractes de théâtre, aux funérailles ; sans compter les sympathiques réunions de retrouvailles, les dîners en comité plus restreint… La plus belle occasion d’en revoir des centaines en une fois fut certainement celle du 24 juin 2004, organisée magnifiquement par l’astucieuse complicité de deux promotions très distantes dans le temps (j’avais eu depuis quelques années, dans mes cours, des filles et des fils d’anciens) qui, dans le restaurant du Collège, m’ont fêté en exprimant leur gratitude subtilement mêlée de sympathie et d’humour, et matérialisée par un substantiel cadeau. Quelle joie, mais aussi quelle émotion !

Horizons : Quand vous quittez St-Michel en 2004, quel bilan faites-vous ?

Luc Legrand : Comme je l’ai dit à mes ancien(ne)s réunis en juin 2004 : j’ai été un professeur heureux, parce que j’ai pu enseigner à St-Michel dans le confort et le luxe. Le confort est celui que donnent et la structure d’un collège jésuite et un public coopérant de jeunes, le plus souvent bien élevés par des parents qui savent ce qu’éduquer veut dire, ce qui facilite grandement les contacts. Je reconnais ma chance d’avoir bénéficié de l’encadrement pédagogique et logistique que la Compagnie de Jésus met au service de ses professeurs et d’avoir eu en face de moi des générations d’élèves ouverts, intéressés, souvent pleins d’initiatives.

Horizons : De 1968 à 2004, quelle a été pour vous la plus grande évolution au Collège St-Michel ?

Luc Legrand : Sans conteste pour moi, c’est la disparition progressive des pères jésuites comme collègues enseignants. Quand j’ai commencé ma carrière à St-Michel en succession du Père Goreux d’illustre mémoire il y avait quatre rhétoriques et j’étais le seul titulaire laïc, ce qui me valut le privilège de disposer d’un bureau, qui constitue le «luxe» dont je parlais plus haut. Cela dura une bonne quinzaine d’années et je garde le souvenir ému de l’accueil que j’ai reçu de mes collègues plus âgés. Entre nous, il y avait beaucoup de camaraderie, de soutien mutuel et d’échanges d’idées. C’est une période de ma vie dont je garde un excellent souvenir (même si l’imitation – inconsciente ? – du mode de vie de mes «modèles» célibataires a pesé sur ma vie de famille !) et qui fut fondamentale dans mon apprentissage du professorat. Par la suite, ce fut différent : les jésuites disparurent du paysage collégial, on passa progressivement à huit rhétos, la population du 3ème degré augmenta, le corps professoral se diversifia. Le Collège y a perdu un peu de son humanité, mais l’enseignement est resté de qualité.

Horizons : Cet environnement jésuite, vous l’aviez aussi connu durant votre jeunesse ?

Luc Legrand : Pas du tout ! Je suis un pur produit de l’enseignement diocésain ! J’ai fait mes préparatoires, comme on disait alors, et mon secondaire au Collège Saint-Pierre à Uccle. C’était un climat très ouvert, une ambiance toute différente des collèges jésuites. L’époque faisait que professeurs et élèves étaient très proches. J’ai beaucoup de gratitude envers mes formateurs de St-Pierre et particulièrement envers les abbés Richard et De Wael, auxquels je dois, entre autres, mon attrait pour le théâtre. Beaucoup de pièces étaient montées à St-Pierre. J’avoue que durant ma rhéto je rêvais de devenir acteur. Mon idole était Gérard Philipe ! Mais c’est à l’abbé Jacques Philippart que je dois d’être le lecteur affamé que je suis.

Horizons : Vous me parlez de Saint-Pierre à Uccle, Monsieur Legrand, alors que moi je vous pensais originaire de la région de Stavelot-Malmedy.

Luc Legrand : Effectivement ! Mais là, c’est ma toute petite enfance que je dois évoquer. Je suis né, en effet, à Stavelot dans cette belle région de l’Ardenne, à une époque où les mamans allaient accoucher chez leurs parents. Nous étions une famille de cinq enfants : deux garçons et deux filles me précédaient. J’étais le petit dernier…seul des cinq à ne pas connaître son Papa qui avait été mobilisé quelques semaines après ma naissance et dont je ne devais faire la connaissance qu’à six ans, quand il revint de sa captivité en Allemagne. Quelle émotion – que je te laisse deviner, Philippe – pour toute notre famille, pour mon père et pour moi quand nous nous sommes retrouvés; ce fut, aux dires de ma Maman, une longue et patiente reconquête affective d’un père diminué physiquement et moralement et d’un bambin qui n’en pouvait mais. La guerre 40-45 a laissé des traces en moi, en nous et dans cette région de Stavelot, car j’y ai vécu aussi de près, avec ma mère et mes frères et sœurs, l’offensive von Rundstedt du rude hiver 44-45, dans les caves voûtées de mes grands-parents maternels.

Horizons : Je comprends maintenant pourquoi, lors des retraites de 6ème, vous partiez souvent avec votre classe à l’abbaye de Wavreumont et le mardi après-midi avant tout le monde en faisant halte au musée de l’ancienne abbaye de Stavelot !

Luc Legrand : C’est exact. D’abord le site de Wavreumont est propice au recueillement et aux détentes pédestres ; ensuite le trésor de l’ancienne abbatiale de Stavelot, conservé dans l’église où j’ai été baptisé, vaut bien une visite. C’était enfin la possibilité de commencer les exercices spirituels dès la matinée du mercredi.

Horizons : Vous avez dit précédemment que durant l’année scolaire 1987-1988, vous n’avez pas été titulaire de Rhéto. Pourquoi ? Que s’est-il passé cette année-là ?

Luc Legrand : En juin 1987, le Père De Deckere, directeur du Collège, m’a proposé de remplacer Monsieur Lebeau – un ancien professeur au Collège au Jury d’Homologation. J’ai accepté sur la foi que ce serait pratiquement une année sabbatique. Heureusement une seule ! La tâche n’y était pas très exaltante. Il s’agissait – l’informatique n’existant pas encore – de recopier à la main (j’étais proprement «homologratteur») les options de chaque diplôme et d’en vérifier la conformité avec les exigences du Ministère. Et ce fut bien une année sabbatique… dont j’ai exploité le mieux possible les libertés qu’elle m’offrait: lectures multiples débarrassées de toute préoccupation pédagogique et création d’une organisation «multi-théâtrale». Elle s’appelait «l’Epi d’Or», en souvenir d’une rhéto qui avait monté sous ce nom et sous ma supervision du Vian et du Anouilh. Au faîte de sa gloire, cette organisation compta 450 abonnés. C’était à la fois une revue critique de spectacles bruxellois, mais aussi une gestion de locations de places à des prix concurrentiels dans divers lieux. Par ce biais, j’ai élargi mon univers théâtral, rencontré de nombreux comédien(ne)s, metteurs en scène, directeurs de théâtre, etc. J’ai dû abandonner cette organisation en 1995, car elle me prenait beaucoup de temps et que j’étais étranglé par le nombre d’abonnés dont l’information et les propositions se faisaient par la poste… Pour la seconde fois, je manquais le rendez-vous avec l’informatique !

Horizons : Pourquoi en 2004, lors de votre prise de pension, n’avez-vous pas imaginé de reprendre l’Epi d’Or ?

Luc Legrand : Tu as tout à fait raison, malheureusement c’était trop tard. J’y avais pensé bien sûr, mais la vie tout à coup t’ouvre de nouvelles perspectives. Mon frère Marc, mon aîné de dix ans, décède subitement en 1997. J’étais alors en voyage de rhéto en Turquie. Avocat célibataire, il s’occupait depuis des années d’un ami immobilisé par un handicap sévère, du nom de Camille. Par fidélité au souvenir de mon frère, j’ai donc repris son rôle auprès de cette personne, dont une des passions, à côté de l’histoire, était la correction de la langue française… Progressivement Camille m’a pris de plus en plus de temps. Et puis Camille disparu, une autre affaire familiale me requiert, à Aywaille cette fois. Un cousin, professeur émérite de langues orientales à l’Université de Liège, décède en laissant derrière lui une bibliothèque imposante par ses 29.000 ouvrages et leurs spécialisations diverses. J’ai donc passé de longs mois à faire le tri de ses livres, à trouver des acquéreurs et à vider la maison ! La réanimation…de l’Epi d’Or avait fait long feu ! Camille aurait été ravi que j’utilise correctement cette locution !

Horizons : Puisque nous avons abordé le sujet des livres, puis-je vous demander vos auteurs préférés ?

Luc Legrand : Au-dessus de tous, je place Marcel Proust et sa « Recherche du Temps perdu ». De mes études à ma pension, je l’ai lue trois fois ! De 2006 à 2008, ma quatrième lecture, je l’ai faite, livre ouvert, en écoutant les 110 CD avec des lecteurs remarquables comme André Dussolier, Lambert Wilson, Denis Podalydès, Guillaume Gallienne et Michael Lonsdale . Si j’aime Proust, c’est d’abord parce qu’on a constamment l’impression de côtoyer un génie, une fois qu’on a franchi la complexité de sa phrase. Et puis il y a son univers foisonnant de vie(s) et de couleurs. Et enfin, il y a la découverte progressive du labyrinthe de la mémoire par l’ évocation toujours diversifiée de son mystère. Que gardons-nous dans notre mémoire ? Et pourquoi ? Qu’est-ce qui reste inscrit en nous malgré le temps qui s’écoule ? Pour les mêmes raisons, j’apprécie beaucoup Julien Gracq, Patrick Modiano ou Jean-Marie-Gustave Le Clézio. Sans négliger Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Christian Oster, Philippe Djian, Anne-Marie Garat, etc. Il y a aussi les romanciers étrangers, riches, originaux et souvent échevelés…

Horizons : Au Collège quand vous étiez professeur de rhétorique, vous étiez responsable du Prix Lambrette. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Luc Legrand : Dans ma rhéto 71-72, j’ai eu comme élève Guy Lambrette, un petit-neveu du Père Alphonse Lambrette, qui avait été préfet des études au Collège et auteur d’un volume des «Modèles français» consacré à l’éloquence, encore utilisé par les professeurs de français jusque dans les années 80. A la mort du Père Lambrette, la famille avait voulu honorer sa mémoire en attribuant un prix qui récompenserait un travail scolaire au 3ème degré. Attribué d’abord à la meilleure composition poétique d’un élève de poésie (actuelle 5e), le Prix Lambrette a été suspendu à la suite d’une fraude… C’est alors que M. Jean Lambrette, neveu du Père Lambrette, ayant vu son fils jouté dans une improvisation orale que j’imposais à mes élèves en dehors de l’horaire scolaire et devant un public autre que celui de la classe, m’a fait le dépositaire du Prix, que j’ai alors organisé pour toutes les classes terminales. Le règlement du tournoi, qui insistait sur l’improvisation, a été légèrement modifié depuis 2005. Si l’on vient de célébrer en 2011, les 30 ans du tournoi d’éloquence, dit Prix Lambrette, cela ne veut pas dire qu’il a commencé en 1981 car, personne ne l’ignore, il y a eu des années sans et aussi des grèves… même au Collège ! Mais il y a bien eu trente moutures de la joute oratoire, honorée par deux prix Lambrette et d’autres prix généreusement offerts au gré des années… notamment par des théâtres de Bruxelles et aussi par des anciens qui se rappelaient avoir frémi !

Horizons : Pouvez-vous en terminant cette interview nous parler un peu de votre famille ?

Luc Legrand : Bien sûr ! D’autant qu’une des choses qui m’a le plus touché dans l’organisation de la mémorable soirée du 24 juin, est la délicatesse des organisateurs d’y avoir associé, dans le plus grand secret, ma famille. Mon épouse s’appelle Agnès Monsieur ; elle a été pendant des années assistante de laboratoire aux cliniques St-Luc et était vouée à la recherche en hémostase. Nous avons eu deux enfants : Christophe et Valérie. Tous deux sont mariés. Mon fils et ma belle-fille, Raphaëlle, habitent Rhode-St-Genèse ; ils ont ouvert un bureau d’architecture localisé à Boitsfort (a3development.be); ils sont les heureux parents d’une petite Léonore de 18 mois. Valérie a épousé un Français, Stéphane Jauffret, rencontré pendant leur MBA à Cornell ; ils ont trois enfants : Héloïse (8), Oscar (6) et Augustine (3) ; ils ont monté leur propre entreprise d’informatique, Sellermania.com. Et c’est avec beaucoup de bonheur qu’Agnès et moi prenons à cœur notre rôle de grands-parents tant ici à Rhode-St-Genèse qu’à Rueil Malmaison près de Paris.

Horizons : Monsieur Legrand, un tout grand merci d’avoir répondu à mes questions.

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