Rencontre avec le Professeur Pierre d’Argent

Horizons : Merci, cher Monsieur, de partager aujourd’hui votre témoignage aux Anciennes et Anciens de votre Collège. Quel a été votre parcours scolaire, familial et professionnel ?

Pierre d’Argent : Je suis sorti du Collège en 1985, après y avoir passé neuf ans. Après avoir été diplômé en droit et en philosophie des Facultés Saint-Louis et de l’Université catholique de Louvain, j’ai fait un LLM à l’université de Cambridge. J’ai ensuite été avocat à mi-temps et assistant de Joe Verhoeven. Pour mon service militaire, j’ai travaillé comme juriste détaché au Commissariat général aux réfugiés et apatrides. De 2002 à 2009, j’ai été professeur à temps plein à Louvain. En 2009, je suis parti à La Haye où j’ai été premier secrétaire de la Cour Internationale de Justice. Actuellement, en plus d’être professeur à temps plein à Louvain, je donne également cours à Leiden et je suis à nouveau avocat au barreau de Bruxelles. Je travaille comme special counsel du cabinet Foley Hoag établi à Washington et Paris, dont un département est spécialisé dans le conseil aux Etats (contentieux interétatique et contentieux mixte d’investissement). Je suis marié. Ma femme (qui est également juriste) et moi avons trois enfants : Pauline, Marie et Jean.

Horizons : Quels sont vos meilleurs souvenirs au Collège ? Avez-vous gardé des contacts avec des Anciens ?

Pierre d’Argent : Je garde des contacts avec des Anciens camarades, et je me rends aux évènements organisés par l’AESM, comme la rencontre du 16 septembre dernier. Les inoubliables chahuts avec les copains resteront à jamais gravés dans ma mémoire.

Horizons : A l’heure où l’enseignement est de plus en plus critiqué, qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir assistant puis professeur ? Quelles qualités sont nécessaires pour être un bon professeur d’université ?

Pierre d’Argent : A l’époque où je suis sorti de Louvain, peu d’étudiants faisaient un diplôme de troisième cycle. J’étais intéressé par la matière du droit international public. J’avais envie de me spécialiser et de faire de la recherche doctorale, et je savais que si je voulais faire quelque chose en droit international, je devais faire une thèse. C’était un choix de matière et pas de vie. Renoncer au barreau pour me consacrer à l’université à temps plein n’a pas été un choix facile. Le côté ludique et actif du barreau me plaisait beaucoup. C’est ensuite devenu un choix de vie car j’ai eu l’opportunité de devenir professeur après ma thèse, mais au début, je ne savais pas où j’allais. J’aurais fait autre chose si je n’avais pas eu cette proposition. On n’est pas né pour faire une seule chose ; on se spécialise. J’ai bien aimé être fonctionnaire international, professeur, avocat, etc. Je ne me suis jamais dit que je voulais devenir professeur d’université, mais plutôt que je voulais apprendre le droit international. La vie de professeur est faite de ce qu’on y met ; si certains veulent radoter pendant quarante ans, ils y arriveront… Je suis ravi d’à la fois pouvoir écrire, publier, enseigner, consulter.

Horizons : Qu’est-ce qui fait la force de l’éducation jésuite ? Quelles valeurs arrive-t-il selon vous à transmettre, à une jeunesse en quête de sens, dans une société de plus en plus individualiste ? Pensez-vous justement que l’enseignement jésuite donné au Collège prépare encore bien aux études supérieures ?

Pierre d’Argent : C’est une bonne formation. J’aime bien le principe ignacien selon lequel si l’on fait une chose à fond, on pourra tout faire à fond. Je préfère ne rien faire que faire quelque chose à moitié : cela vient du Collège et c’est une bonne chose. Nous avons aussi été bien formés au niveau de l’argumentation et de l’apprentissage à fond. Le côté négatif de l’enseignement donné à Saint-Michel, c’est qu’à l’époque, cet enseignement tuait l’imagination (« bouffe d’abord, et puis tu réfléchiras »). Avant de penser par soi-même, il faut certes des outils à acquérir et des matières à assimiler, mais je reproche quand même ce côté rigide de l’enseignement jésuite ; ce n’est pas une éducation qui produit des penseurs originaux.

Horizons : Qu’est-ce que le droit international public ? Quelle est l’importance de cette discipline à l’heure actuelle ?

Pierre d’Argent : C’est le droit des relations internationales contemporaines, des Etats, des organisations internationales. C’est l’encadrement juridique des rapports au sein de la communauté internationale. Je suis sorti de l’université à la fin de la guerre froide. C’est une matière qui a connu une évolution spectaculaire en vingt ans, tant au niveau institutionnel qu’au niveau matériel (les règles se sont développées, et des institutions se sont créées pour accompagner ce développement). C’est un droit de la globalisation qui fait vivre ensemble les communautés humaines au niveau universel. Le développement a eu lieu dans tous les sens. En tant qu’étudiant, ce qui me plaisait, c’était le sentiment d’un système non achevé, en construction, et qui appelait la réflexion théorique, avec des apports d’autres sciences. Et puis, surtout, je voulais réfléchir plus large que l’échelle de la Belgique. C’est le côté glamour de l’international : voyager et aller voir ailleurs, comprendre et apprécier le reste du monde.

Horizons : Pouvait-on violer la souveraineté d’un Etat comme la Lybie ? Comment expliquez-vous la préférence pour l’intervention à certains endroits et pas à d’autres ?

Pierre D’Argent : La communauté internationale a agi sur base d’une résolution du Conseil de sécurité pour protéger la population civile et pour créer une zone d’exclusion aérienne. La résolution excluait l’occupation militaire. On a agi parce que Kadhafi avait fait des déclarations incendiaires et idiotes. S’il n’avait pas réprimé comme il l’avait fait, on n’aurait pas été au Conseil de sécurité. La mise en œuvre de la responsabilité de protéger est l’idée qu’il appartient aux Etats de protéger ceux qui sont chez eux, et si l’Etat faillit, la responsabilité passe à la communauté internationale (via le Conseil de sécurité s’il faut utiliser la force). Si le Conseil de sécurité ne fait rien, on peut imaginer une intervention entre Etats. Ici, on n’en a toutefois pas eu besoin. En pur droit, il n’y a pas de problème avec cette résolution du Conseil de sécurité car elle a été valablement adoptée.

Horizons : On peut donc autoriser une opération contraignante contre un Etat. Le problème n’a donc pas été celui de la validité de l’intervention du Conseil de sécurité, mais bien celui de la mise en œuvre de la résolution ?

Pierre d’Argent : Effectivement. Il y a eu un caractère extensif de l’interprétation de la résolution. Par exemple, en ce qui concerne la zone d’exclusion aé- rienne, soit on dit qu’on peut tirer sur tout avion lybien en l’air, soit on impose une zone d’exclusion en détruisant au sol les armes qui pourraient être utilisées pour tirer sur les avions étrangers, et en détruisant les avions au sol (c’est ce qu’on a fait). En ce qui concerne la menace pour la population civile : faut-il une menace existante, réelle, ou faut-il détruire les infrastructures militaires ? Les militaires choisissent des cibles et raisonnent en fonction du droit de la guerre, et donc, au regard du droit de la guerre, des chars à l’arrêt sont un objectif militaire qu’on peut détruire. Le gros problème est donc de voir comment réaménager le rapport entre le jus in bello et le jus ad bellum. Pourquoi intervient-on en Lybie et pas ailleurs ? Parce que le problème des gouvernements, ce n’est pas tellement d’envoyer des militaires aller tuer d’autres personnes, mais c’est qu’employer la force c’est demander aux siens d’aller mourir. Le gros problème, c’est la responsabilité politique. C’est regrettable qu’on n’intervienne pas en Syrie, mais en Syrie, on s’attaque à toute autre chose. Et faire respecter les droits de l’homme, ce n’est pas faire la guerre tout le temps.

Horizons : Vous avez travaillé à la Cour Internationale de Justice, à La Haye. Avez-vous le sentiment que l’ONU a vraiment une forte autorité persuasive à l’heure actuelle, quand on voit l’arrogance de certains Etats n’hésitant pas, par exemple, à envahir l’Irak sans l’accord du Conseil de sécurité ?

Pierre d’Argent : En 2003, la situation était choquante, car les USA sont allés en Irak contre l’avis du Conseil de sécurité. Pour la petite histoire, les USA ont justifié leur intervention en jouant sur un seul mot figurant dans le texte d’une résolution du Conseil de sécurité, alors que ce terme pouvait être aussi employé pour ne pas justifier une intervention immédiate en Irak. C’est complètement absurde, car la légitimité d’une guerre ne peut bien évidemment pas dépendre d’un seul mot. De plus, le droit ne peut pas être le seul facteur à prendre en considération pour rentrer en guerre ; toute une série de préoccupations morales doivent également être prises en compte. Il est clair qu’en 2003, l’autorité du Conseil de sécurité a été mise à mal, mais les USA sont finalement retournés devant le Conseil pour redemander de mettre de l’ordre en Irak. Et en raison des pertes humaines et matérielles colossales, l’aventure irakienne restera à jamais dans les mémoires lorsque l’on réfléchira à nouveau à agir tout seul à l’étranger. Gagner la paix peut difficilement se faire tout seul. C’est une grande leçon, au-delà de la question de savoir si on peut faire la guerre ou non. Je crois qu’il y a donc là un crédit et une plus-value pour la coopération internationale. Et il faut toujours garder en tête qu’on ne fait la guerre que pour avoir une meilleure situation de paix.

Horizons : Comment voyez-vous l’avenir de l’Union Européenne ?

Pierre d’Argent : En tant que juriste, je répondrai simplement que les traités sont là, et que tant qu’ils sont respectés, tout fonctionnera bien. Par contre, la survie de l’euro est un gros problème. Tout dépend de voir comment on va sortir de la crise par rapport à l’euro. La construction européenne est profondément juridique et a mis en place des institutions ayant une vie autonome. Cette construction a instauré une manière de faire de la politique à ce point différente de ce qu’offre le système juridique classique qu’on ne reviendra pas en arrière. Un phénomène de régression n’est ni possible, ni positif. Les Etats sont obligés de recourir à des organismes communautaires. Une des grandes difficultés de l’Union Européenne est que même si le droit est commun, les cultures ne le sont pas, et il n’y a pas encore véritablement de sentiment collectif européen.

Horizons : Quel message souhaiteriez-vous laisser à nos jeunes Anciens qui terminent leur parcours au Collège, et à ceux qui étudient encore dans l’enseignement supérieur ?

Pierre d’Argent : Il faut avoir confiance, et cultiver l’imprévoyance. C’est Antoine Braun qui disait cela, et je trouve cela très juste. L’imprévoyance se prépare, et c’est ça le paradoxe. Les chances se présentent dans la vie, mais il faudra être capable de les saisir. Il ne faut pas attendre que tout tombe du ciel, ou avoir un plan tout fait.

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