Le secret des mots croisés

Les secrets des mots croisés : “On cherche à envoyer le lecteur dans de mauvaises directions”

Des cases noires, des blanches et des définitions abracadabrantes pour les remplir. Les grilles de mots croisés donnent du fil à retordre aux passionnés depuis plus d’un siècle. Derrière elles, se cachent des verbicrucistes. Dans le cadre de son dossier “Dans le secret des lieux”, LaLibre.be est allée à la rencontre de Jean Richir (Ads 1966), créateur de mots croisés.

Article de Clémence Dascotte, paru dans LaLibre.be du 9 octobre 2022.

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Avec les remerciements de l’AESM.

Un salon traditionnel dans lequel des photos de famille ornent les murs, des piles de journaux sur la table, une ambiance harmonieuse. Quand on entre dans la “fabrique à mots croisés” de Jean Richir, rien ne présage que des grilles de sport cérébral sont créées ici. Mais, rapidement, une table sur laquelle trônent deux dictionnaires, des stylos, une loupe et des magazines de mots croisés met la puce à l’oreille : nous sommes bien dans l’antre d’un verbicruciste. “C’est ici que je crée les mots croisés mais aussi que je m’amuse à les compléter. Je suis verbicruciste et cruciverbiste. Le cruciverbiste, c’est l’amateur de mots croisés ; la plupart du temps il les résout. Le verbicruciste c’est celui qui les compose. Je suis les deux, je complète pas mal de grilles”, affirme-t-il sur un ton accueillant.

Un héritage familial

Jean Richir (Ads 1966 et ex-enseignant au Collège)

Cette passion pour les sports cérébraux est un héritage familial que Jean Richir tient à préserver. En longeant les photos de famille, le verbicruciste se dirige vers le fauteuil noir du salon et confie : ” Quand j’étais tout petit, mon père faisait des mots croisés et je regardais par-dessus son épaule pour voir. C’est là que ça a commencé, donc j’avais 7-8 ans quand j’ai commencé. Vers 10-11 ans, j’ai composé mes premières grilles qui ne devaient pas valoir grand-chose. Et, quand j’avais 14-15 ans, j’ai acheté en librairie mon premier magazine de sport cérébral.”

Jean Richir fait partie de ceux qui ont pu transformer leur passion en activité professionnelle. S’il n’y a pas d’école pour devenir verbicruciste, l’amour de la langue française et le goût du jeu sont de bonnes bases pour se lancer : “C’est aussi une question d’opportunité. Un jour, j’ai vu une annonce de concours, le championnat de Belgique de mots croisés. A l’époque, il n’y avait pas encore Internet. J’ai écrit pour dire que ça m’intéressait et j’y ai participé. Je suis entré dans ce qui s’appelait la Junte Crossiste. Puis, La Libre qui connaissait l’existence de la Junte cherchait un remplaçant. Ils m’ont appelé pour me demander de publier deux fois par semaine pour eux et c’était parti.”

Difficile de vivre de cette passion

La carrière de Jean Richir a été lancée par un concours en 1980. “J’avais 31 ans et je n’ai plus arrêté depuis“, déclare-t-il en revenant de l’étage avec une boîte à chaussures. A l’intérieur de la précieuse caisse, 29 enveloppes sont alignées et ordonnées de manière précise : “Pendant mes 29 premières années de carrière, je faisais chaque année une enveloppe. Je découpais tous les mots croisés dont j’étais l’auteur et je les plaçais dedans. Voilà ma numéro 1“, dit-il en montrant une grille imprimée sur un papier vieillissant. En haut à gauche, la date de parution de sa première grille est inscrite à l’encre bleue : 12 juin 1980. Jean Richir la lit avec un peu de nostalgie : “Problème numéro 1 par Icare… À l’époque, on demandait aux auteurs de publier sous pseudonyme. On en avait tous un, je ne sais pas pourquoi on nous demandait cela. Comme j’étais prof de latin-grec, j’aimais bien voir le mythe d’Icare avec mes élèves, donc j’ai pris ce pseudo.”

En rangeant les enveloppes, Jean Richir confie : “En Belgique, c’est très difficile de vivre du métier de verbicruciste. En France, certains y arrivent mais ici, je ne connais personne. Pas mal d’auteurs font des mots croisés mais ils ne vivent pas uniquement de ça.”

Être verbicruciste professionnel est une activité complémentaire qui nécessite du temps et n’est pas très lucrative : ” À l’époque, toutes les grilles se faisaient manuellement donc le temps de faire le 10 sur 10, de placer les cases noires et les mots qui se croisent, il fallait compter une heure pour fabriquer la grille et quatre pour les définitions, parfois plus. J’étais payé moins de 20 euros au début. Maintenant, c’est quand même plus rapide et un peu mieux rémunéré.”

La construction d’une grille

Quand on lui demande comment construire une grille de mots croisés, Jean Richir affirme qu’il y a autant de manières de procéder que de verbicrucistes : ” Sur le Net, il y a des modes d’emploi pour construire les grilles. Je suis déjà allé voir comment les gens faisaient. Il y en a qui disent qu’il faut commencer par mettre un mot horizontal et un vertical, la potence. Moi, je ne procède pas comme ça : je place un mot horizontal et puis un mot juste en dessous. Quand on regarde en vertical il y a des possibilités de départs de mots. Évidemment, si j’ai un mot avec un N au-dessus et un G en dessous, je n’aurai pas beaucoup de possibilités de continuer. Donc il faudra sans doute mettre une case noire mais j’essaie d’éviter. Et puis, au fur et à mesure, je descends.”

La numérisation

Avant, Jean Richir construisait toutes ses grilles à la main. Il y a d’ailleurs, encore aujourd’hui, des verbicrucistes qui s’arment d’une feuille de papier, d’une latte, d’un crayon et d’une gomme pour construire leurs grilles. Mais lui a préféré informatiser sa passion dès qu’il en a eu l’occasion. “Personnellement, dès qu’il y a eu la possibilité d’avoir des banques de données, j’ai commencé à encoder mes définitions. Pas toutes, mais celles que je trouvais pas mal et que je ne voulais pas oublier dans x temps.”

Le verbicruciste se dirige vers la table de la salle à manger. C’est ici qu’il construit ses grilles. Le cadre est sans artifice. Le meuble est recouvert d’une nappe sur laquelle sont déposés un ordinateur et un bloc-notes. Quand il a pris la décision d’informatiser sa pratique, Jean Richir n’a pas trouvé de programme performant en langue française. Alors, au lieu d’attendre la création d’un programme, il a pris les choses en main. Partant d’un logiciel anglophone, il a encodé manuellement l’intégralité d’un dictionnaire francophone. “J’ai commencé par entrer la partie langue, pour tous les noms : le singulier et le pluriel ; pour tous les adjectifs : le masculin et le féminin. Quand j’ai vu que cela fonctionnait correctement, j’en ai parlé autour de moi. Quelqu’un s’est proposé d’encoder tous les noms propres. Et comme je m’aligne sur un nouveau dictionnaire tous les cinq ans, il faut régulièrement tout mettre à jour, manuellement toujours.”

En montrant les différentes fonctions du logiciel, Jean Richir relève surtout un gain de temps : “Comme maintenant j’ai encodé tout le dictionnaire et j’ai fait une base de données de définitions, tout est plus rapide. Je ne dois plus chercher chaque mot dans le dictionnaire, dessiner un cadre, gommer, effacer… Pas mal de gens continuent à préférer le format papier. C’est une question d’habitude. Moi je le fais à l’ordinateur. Avec le temps, de toute façon, l’ordinateur l’emportera.”

Informatiser mais en gardant sa plume

Le verbicruciste referme le programme, il va chercher un exemple de grille et affirme d’un air agacé : “Parfois, quand je vois des grilles, je me demande si ce sont des mots croisés d’auteurs ou s’ils sont créés automatiquement par ordinateur.” Pour ce verbicruciste, la numérisation est une aide mais ne remplace par le travail du professionnel. Il est essentiel de garder sa plume et ses notes d’humour. “Ce qui caractérise une mauvaise grille, c’est quand il y a trop de cases noires. On estime qu’une bonne grille ne dépasse pas 10% de cases noires“, déclare-t-il avant de contrebalancer : ” Une bonne grille cherche l’originalité, ne se contente pas de donner une définition pure et simple. Il faut trouver des définitions qui jouent sur le double sens des mots. On cherche vraiment à envoyer le lecteur dans de mauvaises directions… avant de trouver.”

Si le sport cérébral a la réputation d’être un passe-temps très cartésien, l’originalité et la créativité ont tout de même leur place dans la constitution de mots-croisés : “Ça m’est arrivé d’en faire pour des anniversaires ou même pour les professeurs de mes enfants. Je me souviens aussi qu’une fois j’ai dû publier une grille le premier avril, je n’avais mis que des noms de poissons”, se remémore-t-il le sourire aux lèvres.

L’avenir des mots croisés

Jean Richir est président de la Royale Association Belge des Cruciverbistes. Au cœur de l’activité, il organise des championnats de mots croisés, construit des grilles et voit la pratique évoluer : “Le problème, c’est vraiment le goût pour les mots croisés. Si on regarde en grande surface, les revues de mots fléchés et de sudokus sont plus nombreuses que les mots croisés. Dans le temps, il y avait plusieurs revues mais, aujourd’hui, elles n’ont plus autant de succès.”

Alors, quand on questionne ce passionné sur l’avenir des mots croisés, celui-ci est dubitatif : “Quel est l’avenir des mots croisés ? Il y a ceux qui, comme moi, sont tombés tout petits dans la marmite et qui continueront à être passionnés. Mais, il y a de moins en moins de jeunes qui en font, la moyenne d’âge est plus proche de 60 ans que de 50. Donc, en ce qui concerne l’avenir, je ne sais pas trop ce que ça donnera.

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