Jean Racine n’est pas mort
Durant le courant du mois de septembre 2015, l’AESM vous avait conviés à assister à une conférence consacrée à Jean Racine par Monsieur Jean van der Hoeden. Cette conférence était accompagnée d’extraits de pièces de Racine récités par des élèves de rhétorique du Collège. Monsieur van der Hoeden nous livre ici le compte-rendu de cette riche matinée culturelle.
Jean Racine n’est pas mort…
Quel immense plaisir ce fut pour moi d’avoir pu donner, le 26 septembre dernier, à l’ICHEC, la conférence que j’avais intitulée Jean Racine, l’enfant terrible de Port-Royal ! C’est qu’en effet, leur apportant à cette occasion le concours de leurs voix talentueuses, Mathilde Pierroux, Éléonore Wauthier, Thomas Gasos et Thibault Colin, tous quatre actuellement élèves de classe terminale au Centre scolaire Saint-Michel, ont permis à plusieurs des grands personnages du théâtre de Racine d’exprimer, en des accents d’une rare et étonnante justesse, la profondeur des débats souvent déchirants qui les animaient et que je souhaitais faire partager à l’auditoire.
Dire que « Naître ou ne pas naître » est le plus fondamental des débats raciniens, voilà qui n’est certainement pas exagéré, du moins si l’on veut bien admettre que ce débat est celui qui résumerait le mieux le combat mené par Racine pour ne pas mourir avant d’avoir vu le jour, combat qui constitue le moteur même de son théâtre comme moyen pour lui de « trouver une issue corporelle pour son âme » – la formule est d’Antonin Artaud ; en ce sens, ce théâtre fut littéralement ses « planches de salut ». Là où le jansénisme attendait de lui qu’il déteste la vie au point de la fuir, là où, une fois contaminée par la névrose janséniste, Port-Royal, qui fut en quelque sorte sa mère adoptive, espérait le garder tout à elle afin de le protéger au mieux du monde comme lieu de perdition, Racine, en « osant le théâtre », a osé défier l’interdit de naître et de vivre qu’il sentait peser sur lui et dont tout geste qu’il aurait esquissé pour s’en affranchir faisait aussitôt de lui, puisque « rebelle », le plus « ingrat » des fils.
Incontestablement, Racine a retrouvé, dans tout ce qui a ou aurait pu faire barrage à la progression de sa carrière théâtrale, la traque dont Moïse et son peuple ont été l’objet de la part de Pharaon durant leur exil dans le désert. La raison en est simple : de même que Pharaon n’avait rien à craindre des eunuques qui constituaient une partie de son entourage, Port-Royal aurait été rassurée de n’avoir rien à redouter d’un fils privé de la faculté de contestation que représentait pour lui la puissance attestée par la manière dont il s’« érigeait » en écrivant, « érection » où plume et sexe ne faisaient qu’un ; c’est là très précisément qu’il retrouvait la virilité du père qu’il a recherché si avidement tout au long de sa vie. Cette virilité, jamais Port-Royal n’a pu en déposséder tout à fait son enfant, échouant ainsi là où, par exemple, l’Agrippine de Britannicus et la Rome de Bérénice en ont dépossédé, respectivement, Néron et Titus, dépossession qu’a radicalement refusée pour lui le Pyrrhus d’Andromaque. Il est vrai que ce dernier est le fils de l’intrépide Achille d’Iphigénie, lequel ne prendra pas prétexte de l’autorité des dieux, qu’il ne nie d’ailleurs aucunement, pour renoncer à donner à sa vie le sens qu’il veut pour elle.
Avec ce que le venin du jansénisme avait de hautement abortif, réussir sa « nidation » dans le corps de la vie – dans son cas, réussir, par le biais du théâtre, à s’« en-Raciner » – a tenu pour Racine d’un véritable exploit existentiel ; et sur ce plan, si, pareil à un fœtus tremblant pour être conservé, il s’est accroché au théâtre, ce n’est pas du tout, comme on a pu le dire, pour satisfaire d’orgueilleuses ambitions personnelles, mais bien parce qu’il ne pouvait imaginer que « berceau » et « tombeau » puissent être des synonymes. Là où Port-Royal aurait voulu que son enfant se satisfasse du seul « pari « de Pascal, où l’« hypothèse » d’un au-delà devient d’une certaine façon la condition du sens de l’ici-bas, Racine a osé aimer, au moins un long moment, la « réalité » du « Paris ville lumière » où ses plus belles pièces – curieusement, ce sont les plus audacieuses – ont été créées et sont encore applaudies aujourd’hui.
L’arrière-fond sur lequel Racine a livré sa rude bataille serait bien le suivant : pour être enfin « reconnue » par Dieu tel que le jansénisme avait fini par le lui faire voir, Port-Royal a cru qu’il lui fallait non seulement s’offrir en victime soumise aux exigences sans limites de ce Dieu en matière de pénitence et de renoncement à soi-même, mais encore, dans une sorte d’opération de castration, amener son propre enfant Racine à accepter de… désavouer son art. Sans doute Esther et Athalie attestent-elles à leur manière la « courbe rentrante » opérée par Racine dès après le scandale provoqué sa Phèdre, sa dernière pièce profane ; cependant, le fait même qu’il les ait écrites plaide en faveur de l’idée que si chez ses vrais héros, « être », c’est « dire » – une idée chère à Roland Barthes –, c’est parce que chez lui, « être » était déjà et même d’abord « écrire », ce « dire-là » étant ce par quoi il rejoignait intimement, jusque dans leurs cris, les figures qu’il a si finement créées.
On en conviendra : aucun trapéziste ne consentirait à lâcher les mains au bout desquelles il se balance en relative sécurité, s’il devait savoir qu’au moment précis de se retourner dans le vide, il n’y en aura pas d’autres pour le réceptionner. Oui, il a fallu un immense courage à Racine pour se « lancer » dans l’aventure théâtrale : s’éloigner de sa mère adoptive Port-Royal pour aller vers le théâtre était d’autant plus risqué que, désapprouvant cette audace insensée, le Dieu du jansénisme lui avait retiré par avance… le « filet » de sa protection. C’est un autre Dieu dès lors qui l’a soutenu dans son élan, un Dieu auquel, à travers son talent de « créateur », le tragédien a rendu un des plus beaux hommages, et c’est à ce « créateur » que, à notre manière, Mathilde, Éléonore, Thomas, Thibault et moi-même avons voulu rendre notre hommage à nous, convaincus que si Racine avait été tellement pris par sa quête d’un « père », c’était entre autres parce que, en Port-Royal, le « camp de sa mère » avait eu quelque chose d’un « camp de la mort » pour n’avoir pas été assez un « camp de l’amour »…
1 Auteur notamment de Samuel Beckett et la question de Dieu, Paris, Cerf, 1997, Jean Racine ou le droit de vivre, Paris, Cerf, 2002 et Jean Racine, l’enfant terrible de Port Royal, Paris, Publibook, 2013.