Une date sans signification particulière

Ce matin de printemps-là nous nous préparions à commencer une studieuse journée, en troisième latin/ grec. (A cette époque, cela signifiait que nous avions déjà accompli trois années en humanité anciennes).

Nous étions encore en pleine guerre, mais déjà on sentait que le sort des armes allait tourner en faveur des alliés. Nos titulaires ne nous entraînaient jamais sur ce sujet. Le monde extérieur aux études était plein de malheurs, de dangers, l’information sévèrement censurée et pourrie par la propagande nazie.

Notre classe s’appelait ” la Syntaxe” et il nous restait deux années (la Poésie et la Rhétorique) à accomplir pour terminer notre parcours au collège.

Mon récit se fait maintenant plus personnel; je ne l’ai jamais écrit : je pense que maintenant, 67 ans plus tard, il est sans doute temps de le consigner. D’une manière inattendue , d’une simple observation sur le chiffre d’une date, notre titulaire, habituellement peu expansif, s’est donné, du moins dans mon esprit, une dimension paternelle dont il ne se doutait probablement pas lui-même. Mais moi, je fus d’autant plus sensible à ce qu’il nous a dit ce jour-là, que mon père était décédé quelque mois plus tôt.

Je juge donc qu’il est temps d’entrouvrir la porte de mon jardin secret car plus tard, il sera trop tard !

Le père Debeys, très justement surnommé Pipette, était notre titulaire. C’était un homme de petite taille, d’aspect fluet, avec ses grosses lunettes légèrement teintées, son dos un peu voûté. Il me semblait être de ce bois bien sec dont on fait des échelons solides. Il avait une voix douce, vieux truc de prof pour forcer un silence studieux dans sa classe. Mais surtout…

Mais surtout, il basait ses cours de latin sur les “micro-pipettes” : des demi-feuilles de cahier scolaire qu’il avait décalquées, à la plume !, de son écriture minutieuse en utilisant une encre spéciale, violette, et un système duplicateur archaïque de plateau gélatineux grâce auquel il parvenait à multiplier sur du papier ordinaire une trentaine de copies lisibles. Ces micropipettes contenaient toute sa science de grammairien. Il nous confiait ces documents avec le souci qu’il en reste pour l’année suivante. Et nous pouvions résolument abandonner le livre de GRAMMAIRE LATINE de Ch, Van De Vorst, S.J. dans le fond d’une armoire : les micro-pipettes s’y substituaient avec bonheur.

Et cette science, c’était immense ! Prédicats, Concordance des temps, double accusatif, Emploi des conjonctions régissant divers cas, Discours indirects, le Supin, les Pronoms corrélatifs et encore bien d’autres choses à connaître : nous étions solidement outillés pour arriver à traduire avec subtilité la pensée des auteurs classiques en Poésie et Rhétorique.

Mais, ce jour-là, Pipette après la traditionnelle prière du matin, au lieu d’entamer son enseignement, nous dit en substance : “Messieurs, Avez-vous remarqué la date du jour ? Le 4/4/44 ! Une prochaine telle rencontre de chiffres sera le 5/5/55. Vous ne serez plus ici ! Où serez-vous alors ? Que serez-vous devenus ? Aurez-vous alors une pensée pour votre ancien professeur de 1944 ?”

Personnellement, j’ai perçu que cette remarque presque banale dévoilait chez Pipette – non, préférons : chez le Père Debeys, un attachement sincère à ses élèves qui constituaient pour une seule année scolaire, sa famille. Il avait pour nous encore d’autres soucis que le bon emploi de l’imparfait du subjonctif : quand nous allions sortir pour la récréation en hiver : Il fait froid, mettez vos écharpes ou qu’il promenait une bougie allumée le long de la feuillure des fenêtres pour en vérifier l’étanchéité, ce n’était pas une manie, c’était de la prévenance pour nous ! Elle était dépourvue de toute ambiguité.

Quel brave homme ! Son manque de prestance physique, son humilité, sa parfaite adaptation au niveau d’enseignement de la classe de « syntaxe » font que l’on n’a jamais pensé à lui pour un autre emploi : Vous le chercherez en vain dans les pages des ”honorables recteurs, préfets, titulaires de terminales” dans quelque annuaire que ce soit.

Et c’est pourquoi, aujourd’hui, plus de 2/3 de siècle plus tard, je me sens comme un devoir de citer sa mémoire pour le placer dans un tableau hélas inexistant : celui des profs les plus dévoués à leur enseignement et à leurs élèves.

Il fréquente encore ce jardin secret dont je vous ai entrouvert la porte… Cela tombe bien ! Il s’y promène en m’invitant à réciter les temps primitifs du verbe Colere (colo, colis, colui, cultum) qui signifie : cultiver.

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