Rencontre avec Danaé Bougas
C’était le 16 septembre 2011, lors de la rencontre des Anciennes et Anciens de Saint-Michel. Tout à coup, face à moi, Danaé BOUGAS, rhéto 2000 que je savais partie en Afghanistan, sous mandat onusien. Après quelque temps de retrouvaille, rendez-vous est pris le vendredi suivant en vue d’une interview pour Horizons entre l’ancienne rhétoricienne et son ancien titulaire.
Horizons : Danaé ! Que de souvenirs, tu m’évoques ! Ma dernière rhéto comme professeur et titulaire avant d’être préfet du 3ème degré, suite à la mort de Monsieur Leprince ! Mais passons…et entrons de suite dans le vif du sujet car demain tu reprends l’avion pour l’Afghanistan. Danaé, quand tu quittes le collège en juin 2000, que fais-tu ?
Danaé Bougas : Je pars en Angleterre et fais jusqu’en 2003 des études en sciences politiques et économiques à l’Université d’Essex puis une spécialisation en économie du développement à l’Université d’Oxford. Je réalise ensuite un stage de six mois à la Communauté Européenne puis travaille six mois dans un «think tank» (laboratoire d’idées) à Londres avant de reprendre en septembre 2005, une seconde spécialisation en politique comparée. Je rejoins l’ONU en 2007 et passe ensuite deux ans au Chili, pour y suivre et évaluer les activités de la CEPALC (Commission économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes) : une commission régionale de l’ONU. Et depuis 2009, je suis en Afghanistan avec la Mission d’Assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA).
Horizons : Où es-tu exactement et quelle est ta mission ?
Danaé Bougas : Je suis dans le nord-est de l’Afghanistan, dans la province de Baghlan, à Pul-i-Khumri, la capitale provinciale. A la différence de l’OTAN, la mission de l’ONU n’est pas militaire. Nous sommes des civils et n’avons pas de « Casques bleus » dans le pays. Nous sommes une mission politique en charge d’aider le gouvernement à appliquer l’accord de Bonn qui définit les structures politiques de l’Afghanistan, suite à la chute du régime taliban. Nos priorités évidemment évoluent en fonction de l’actualité : ainsi nous avons travaillé sur les élections afghanes en 2009 et 2010, et maintenant sur le processus de paix et sur la « transition » des responsabilités en matière de sécurité des forces de l’OTAN au gouvernement afghan. En plus du support politique, nous assistons le gouvernement et la communauté internationale à coordonner l’aide humanitaire et le développement économique ainsi que les aides aux structures étatiques. Nous réalisons aussi le suivi des droits de l’homme et de la diplomatie préventive pour les conflits locaux. Et ce, malgré parfois un climat d’insécurité ambiante.
Horizons : Tu te sens menacée ?
Danaé Bougas : Non, car les dynamiques politiques et donc la situation sécuritaire diffèrent fortement d’un endroit à l’autre. Au-delà de son impact sur notre vie, la sécurité a bien évidemment un impact sur notre travail. Il faut autant que possible empêcher le rétrécissement de notre espace de manœuvre. La situation à Baghlan s’est fortement stabilisée ces derniers mois par rapport à 2009 et à 2010, suite aux opérations militaires contre les bastions talibans dans la province. Mais cela reste précaire et des tensions ou la violence peuvent surgir tout à coup, comme lors des élections afghanes. Il est malheureusement bien plus facile de détruire un pays que de le reconstruire. Il y a 30 ans que l’Afghanistan est en guerre et la majorité de mes collègues afghans, qui sont jeunes, n’ont, en fait, jamais connu leur pays en paix.
Horizons : Explique-moi.
Danaé Bougas : De 1979 à 1989, il y eut la résistance afghane, en particulier celle des moudjahidines à l’égard de l’occupation soviétique. En 1992, les Soviétiques partis, la guerre civile entre factions moudjahidines va permettre aux Talibans, un mouvement qui émerge en 1996, de progressivement contrôler presque tout le pays. Puis en 2001, suite aux attentats du 11 septembre, il y a eu l’intervention américaine qui aboutit à la chute du régime taliban et à la situation militaire et politique que l’on connaît aujourd’hui. Et quand je parle comme cela, je simplifie à outrance et je ne rends pas vraiment compte de la situation. L’Afghanistan est un pays complexifié à l’extrême, aux multiples tendances politiques, religieuses, ethniques, sociales et avec des dynamiques très locales. L’insurrection dans une province peut prendre un caractère très différent par rapport à celle de la province voisine. A cela, il faut ajouter les tensions dans la sphère politique “légale” et la dimension économique – l’économie de guerre ainsi qu’une situation régionale difficile. Ce sont beaucoup de niveaux différents à prendre en compte quand on veut analyser la situation actuelle. Dans les medias ou dans les discours publiques, on a tendance à simplifier la situation, à caricaturer, et les catégories et concepts utilisés pour expliquer l’Afghanistan par exemple, les discussions sur le traditionnel ou le moderne -sont souvent plus des préjugés qu’une analyse démontrant une connaissance du pays. De même, l’Afghanistan n’a pas toujours été “ingouvernable” et n’est plus vraiment une société tribale, particulièrement dans le nord. Oui ! c’est toujours bien plus compliqué que cela en a l’air…
Horizons : Tu aimes ce pays ?
Danaé Bougas : Intellectuellement et professionnellement, c’est fascinant ! Une moitié de mon travail consiste à analyser les développements politiques dans ma province tandis que l’autre moitié est plus pratique : faire de la diplomatie au niveau local. Voilà un mélange qui me plaît énormément. C’est un pays attachant – je suis tombée sous le charme! Et en plus, j’ai la chance de travailler tous les jours aux côtés de collègues et amis afghans formidables et très courageux.
Horizons : Danaé, explique-moi comment une petite Belge est arrivée dans une mission de l’ONU en Afghanistan ?
Danaé Bougas : Je ne suis pas Belge. J’ai la double nationalité grecque et française. Quand j’ai passé l’examen pour nationalités sous-représentées à l’ONU c’est grâce à ma nationalité grecque que j’ai obtenu le poste. J’ai peu d’attaches à un pays en particulier et travailler pour une organisation internationale comme l’ONU me convient dès lors parfaitement. Je suis très heureuse d’être en Afghanistan, malgré toutes les difficultés qu’on peut y rencontrer.
Horizons : Il y a quand même des choses qui doivent te manquer en Afghanistan ?
Danaé Bougas : Je suis parfois en manque de « vie bourgeoise » … Les sorties du soir, les sushis ou les fruits de mer, par exemple… La sécurité ou l’isolement de certains postes sur le terrain ne permettent pas forcément une vie sociale très développée même si cela reste possible à Kaboul par exemple. Il y a peu de vie privée aussi. Dans les provinces afghanes, bureaux et habitations sont au même endroit. Il faut gérer les dynamiques de groupe et c’est parfois difficile avec si peu d’espace pour soi. Pour des raisons de sécurité, nous avons parfois des restrictions quant aux mouvements et nous nous déplaçons en véhicules blindés quoique sans protection armée. En même temps nous avons la possibilité de sortir d’Afghanistan toutes les six semaines pour cinq jours de “rest and relaxation” (repos et relaxation) pour respirer un peu. En tant que femme, il me faut respecter la culture dominante en Afghanistan qui reste assez conservatrice. Mettre le voile ou accepter que certains hommes refusent de me serrer la main, cela reste modeste, je pense, par rapport à la satisfaction d’une bonne journée de travail, ou aux contacts que j’ai avec une majorité de femmes afghanes qui, elles, ne pourraient pas rencontrer mes collègues masculins. Au final, femme ou homme, les gens apprécient quelqu’un qui s’implique.
Horizons : Tu as profité de ton retour en Belgique pour venir à la rencontre des Anciens. Pour toi, c’était important de revoir St-Michel ?
Danaé Bougas : Je passais par la Belgique en septembre et c’est un plaisir de revoir des anciens et anciennes condisciples ainsi que les professeurs. Car je dois beaucoup, je pense, à l’exigence intellectuelle et à l’exigence éthique qui ont caractérisé ma formation à St-Michel.
Horizons : Merci Danaé d’avoir accepté cette interview. Bon retour en Afghanistan! St-Michel t’accompagne ! (NDLR : Depuis cette rencontre en septembre, Danaé Bougas a quitté son poste dans la province de Baglhân et est maintenant à Kaboul)