Prix littéraire : L’homme sans visage
Décidément nos jeunes rhétoriciens sont remplis de talents littéraires puisqu’aux côtés de Jonathan Hachez, primé par les Facultés Universitaires Saint-Louis pour sa nouvelle reproduite également dans votre revue « on line », voici le texte de Giacomo PORTINARI, rhétoricien de 6T7, récompensé par le jury des professeurs de littérature française du Collège pour sa remarquable nouvelle : « L’Homme sans visage ». La qualité du style de sa nouvelle lui a valu d’être désormais retenue parmi les nouvelles étudiées par les professeurs de lettres en 4è et 5è années au Collège. Bravo à notre jeune désormais « ancien » (ads 2015) ! Que ses études de médecine ne l’empêchent pas de poursuivre sa carrière littéraire !
L’homme sans visage (Giacomo PORTINARI)
La voix douce de Joséphine, ma bonne, m’extirpa de la torpeur paresseuse du sommeil: « Antoinette, il est déjà dix heures! ». Elle rentra dans ma chambre à l’atmosphère épaissie par la nuit et ouvrit les persiennes pour que les rayons de soleil coulent dans la pièce, accompagnés par le chant des alouettes qui voletaient partout dans la campagne. J’accueillis la brise fraîche qui me caressa les joues avec un sourire et m’étirai avec bonheur avant d’ouvrir les yeux sur les murs tout décorés de motifs de fleurs. Je me levai ensuite pour aller à la fenêtre m’inonder de la lumière qui illuminait la nature environnante. Joséphine commençait déjà à s’affairer pour ranger le désordre qui gisait autour de moi quand elle m’annonça qu’un homme arriverait dans le courant de la matinée pour remplir le poste vacant de jardinier. Je poussai un cri de ravissement: après des semaines d’attente, enfin quelqu’un se présentait! Je commençais à penser que tous les hommes avaient été envoyés au front pour combattre cette guerre qui faisait rage depuis plus de deux ans déjà. Après m’être habillée en toute hâte, je descendis dans le salon, où ma mère était occupée à décacheter un petit paquet de lettres. « Des nouvelles de Théophile ? » demandai-je, « Pas encore, non. » Mon frère Théophile était l’homme de la famille. Avant d’être recruté, c’était lui qui gérait l’immense fortune générée par mon grand-père, qui nous permettait de vivre dans notre opulente maison de campagne, entourés de tous les conforts qu’une saine famille bourgeoise se doit d’avoir. Cette si grande responsabilité était retombée sur lui quand il avait seulement dix-sept ans, suite à la mort héroïque de mon père, tué après avoir bravement résisté à l’ennemi lors de la grande bataille de la Marne. Mais les cloches du front avaient quand même sonné pour Théophile, malgré la place vitale qu’il occupait dans la famille : il avait dû aussi faire don de sa personne pour partir combattre au nom de la Nation. Depuis ce fatidique mois de novembre 1915, nous avions donc été éloignées de la dernière figure masculine qui nous restait. Les quelques fois où il recevait une permission, il nous revenait avec le fardeau de la guerre sur ses épaules. Si d’habitude il était élancé, droit, fort, au visage serein encadré de boucles soyeuses, nous le retrouvions progressivement plus émacié, les joues creuses, les yeux bleus voilés et les épaules voûtées par quelque tourment obscur. Mais à part ces quelques rares retrouvailles, nos seuls contacts avec lui se faisaient à travers ses lettres, que nous recevions environ une fois toutes les trois semaines. Celles-ci étaient d’ailleurs l’unique lien tangible que j’avais avec la guerre. Sans elles, j’aurais presque eu du mal à croire qu’un conflit mondial ravageait les pays tellement ma vie quotidienne restait paisible.
Des coups retentirent à la porte principale. Je l’ouvris pour découvrir un jeune garçon, d’environ 25 ans, tenant un béret dans une main et, curieusement, une plume blanche dans l’autre. Il se présenta comme le nouveau jardinier. Je l’accueillis chaleureusement et l’entraînai sans tarder dans le petit parc de la maison pour lui expliquer ses tâches. Je le questionnai également à propos de la plume. Il me répondit que des femmes la lui avaient donnée sur la route qui, partant du village, amenait ici, pour qu’il porte sur lui un signe reconnaissable de sa couardise. Elles faisaient ainsi avec tous les hommes qui étaient restés chez eux au lieu d’aller combattre. Je fus assez outragée par ces impertinentes qui se permettaient de juger de telle façon, sans aucune nuance ou compréhension. Mais ce sujet fut vite délaissé au profit des instructions concernant les fleurs.
Après m’être acquittée de cette besogne, je rentrai dans le salon où je retrouvai ma mère debout, une lettre en main, le front plissé par la préoccupation. Elle m’annonça qu’elle avait des nouvelles de mon frère, qu’il était vivant, mais qu’il avait été mutilé et qu’il se trouvait dans un hôpital à proximité du front.
Malgré la distance considérable qui nous séparait de cet endroit, nous décidâmes de partir immédiatement. Mais ma mère se rappela soudainement que les membres d’une association qui récoltait des fonds pour les orphelins et les veuves de guerre, dont elle était la fondatrice et présidente, devaient bientôt arriver à la maison pour une réunion. L’événement était trop important et il était trop tard pour qu’il soit annulé. Elle consentit donc, le cœur lourd, à ce que j’y aille seule.
Pour l’occasion, je revêtis une robe blanche en soie couverte de dentelle, accompagnée de mon ombrelle préférée et d’un chapeau jaune ornementé de fleurs. Je tenais à être radieuse pour mon frère. J’appelai ainsi notre chauffeur et je partis.
Le paysage défilait sous mes yeux, vert et florissant grâce à l’été. La route était longue et, pour tuer le temps, j’essayais d’imaginer où je placerais dans mon jardin les nombreuses plantes à l’allure charmante que j’observais dehors. Toutefois, à l’approche de notre destination, je remarquais que tout se détériorait : l’herbe jaunissait et disparaissait à plusieurs endroits, les arbres perdaient leurs feuilles ou étaient déracinés et la terre semblait avoir été retournée par-ci par-là par une main géante. Nous arrivâmes enfin en vue de l’ancien monastère entouré d’une muraille qui avait été réorganisé en hôpital. Je dis au chauffeur de m’attendre dans la voiture et je rentrai dans l’enceinte du bâtiment avec une certaine inquiétude, car il me semblait qu’un grondement sourd et irrégulier me parvenait aux oreilles, transporté par le vent depuis l’horizon… Peut-être était-ce l’écho funeste de ces obus, sujets de tristes rumeurs?
Une allée de graviers grise et terne menait vers la porte. Quelque âme sensible avait tenté d’égayer le jardin intérieur en plantant des géraniums aussi mornes que l’atmosphère. En parcourant le petit chemin, je remarquai deux infirmières sur la gauche, une avec des béquilles en main, l’autre tenant un homme en chemise blanche par le bras. Celui-ci, sûrement un soldat blessé, marchait lentement, avec un regard vague, sans paraître s’apercevoir de son entourage. Ce qui arriva ensuite se passa très vite : le patient vacilla et l’infirmière qui le suivait lâcha les deux béquilles pour l’aider à retrouver l’équilibre. En tombant, les deux ustensiles de bois s’entrechoquèrent dans un claquement sec et vif. En entendant ce bruit, les yeux de l’homme furent traversés par une brume de peur, ils s’écarquillèrent et il poussa un cri bestial de terreur en s’affaissant par terre, secoué de tremblements incontrôlables qui le faisaient ressembler à un pantin désarticulé. Les deux femmes, effarées, s’efforçaient inutilement de le calmer. Il me semblait l’entendre marmonner avec épouvante « les obus, les obus… ». Troublée, je pressai mon pas vers la porte. Voilà donc, le shell shock, compagnon fidèle et frère de la guerre : elle s’occupait de massacrer, il se chargeait de détruire les existences de ceux qui survivaient.
Un chirurgien m’accueillit et m’invita à l’attendre dans un petit vestibule avant d’entrer dans la salle des blessés pendant qu’il cherchait la fiche de mon frère. Mais je ne voulais qu’une chose: en finir et repartir vite dans le havre de paix qu’était ma maison. Je rentrai donc seule dans l’infirmerie, restant un instant bloquée par les gémissements, les pleurs et les quintes de toux qui s’élevaient de ces brancards, par la vue des bandages aux dimensions impressionnantes et par les moignons de doigts, mains, bras ou jambes qui étaient aussi nombreux que des feuilles sèches sur une route d’automne. En retenant ma respiration pour ne pas inhaler l’odeur de mort et de souffrance qui planait dans cette pièce, je m’avançai lentement entre les lits, tâchant de ne pas entraver les infirmières qui se pressaient de tous côtés et en tentant de repérer mon frère, en me demandant avec effroi dans quel état il était. Je crus reconnaître sa silhouette couchée dans une civière non loin. En me dirigeant avec empressement vers celle-ci, je tombai sur un spectacle ignoble qui me laissa haletante d’horreur: un patient, inerte, était étendu devant moi, sa physionomie défigurée par quelque bombe ou obus qui avait explosé à côté de lui. À vrai dire, il m’était difficile de penser que ce que je voyais avait bel et bien été un visage: l’œil droit avait laissé place à un trou béant, celui de gauche avait eu la chance de pouvoir conserver sa paupière, le nez était réduit à un lambeau, et la plus grande partie de la peau avait été tordue, arrachée, brûlée, laissant apparaître les dents, les gencives et les os en quelques endroits. Les plaies encore ouvertes suintaient du sang et du pus. J’avais devant moi un fruit immonde de la folie humaine, sacrifié et ruiné à jamais pour des idéaux éphémères de pouvoir. Je le regardais, médusée par la brutalité de la scène, plantée comme un piquet, avec l’impression qu’un étau m’empêchait de bouger, quand l’œil de gauche s’ouvrit et se posa sur moi. Une étincelle le traversa et l’homme sans visage sembla vouloir parler, mais seul un gargouillement informe sortit de sa gorge. Il souleva brusquement une main et s’accrocha à ma robe, en laissant une marque noire et rouge. Ce ne fut qu’à ce moment que je repris vie, que je criai et que je m’enfuis en bousculant le docteur ébahi qui était venu me chercher. Je bondis dans la voiture, je hurlai au chauffeur de rentrer et je pleurai pendant tout le trajet. Chez moi, après avoir repoussé ma mère qui me posait mille questions, je me réfugiai dans ma chambre et, malgré la chaleur de cette nuit d’août, j’allumai un feu dans ma cheminée pour y jeter mon vêtement souillé.
Pendant les jours qui suivirent, je fus d’humeur morose. Le souvenir de la visite me poursuivait partout, accompagné du remords de ne pas avoir vu mon frère. Quand ma mère partit à son tour pour rencontrer Théophile, elle me demanda si je désirais l’accompagner, mais je refusai avec véhémence, sans toutefois réussir à lui avouer que j’avais peur de me retrouver de nouveau face à l’homme sans visage. À son retour, elle pleurait aussi, et elle m’annonça que mon frère serait de retour dans deux mois, que ça allait être difficile pour lui, pour nous tous, que la vie ne serait en aucun cas comme avant, mais que nous devrions être plus unis que jamais.
Ainsi s’écoulèrent ces deux longs et tristes mois pendant lesquels s’installa une routine monotone. Je passais mes journées assise sur un banc dehors, à regarder le jardinier s’affairer et à méditer que, si j’avais été un homme, j’aurais mille fois préféré être traitée de couarde et recevoir des wagons de plumes blanches plutôt que m’offrir toute entière au carnage et voir l’horreur devenir mon quotidien. Ma mère, devant penser à la fois à ses actions caritatives, à la gestion de notre propriété et à mon frère, n’avait guère le temps de m’interroger sur mon silence obstiné. De toute façon, quand elle essayait de me parler, je m’inventais une quelconque tâche urgente pour ne pas devoir répondre. Elle allait rendre visite deux fois par semaine à Théophile et, devant mes refus répétitifs, elle finit par arrêter de me demander de l’accompagner. Novembre s’approchait à grands pas quand arriva le jour du retour de mon frère. Bien que mon cœur n’y soit pas, je m’habillai élégamment, avec des couleurs pastel, pour être à la fois ravissante et sobre. En sortant dans le couloir, je reconnus, quoiqu’elle soit faible et comme empâtée, une voix familière que mes oreilles n’avaient plus entendue depuis longtemps. «Il est revenu!» pensai-je, et mon ventre se noua de ravissement. Je descendis silencieusement l’escalier et, dans le salon, j’aperçus ma mère, un sourire apaisé aux lèvres, qui discutait avec une personne qui me tournait le dos. Je reconnus les cheveux et le physique courbé mais toujours identifiable de Théophile. Un bonheur immense me gagna. Je l’appelai, il se retourna, je m’apprêtais à me jeter dans ses bras quand je me bloquai instantanément. J’avais l’impression d’être dans un cauchemar, cela ne pouvait être vrai, la vie ne pouvait être aussi injuste et cruelle. Non, en effet. La vie n’était pas cruelle. C’était la guerre qui l’était. Cette fille de l’homme, créature infâme et assoiffée de mort, avait gagné une autre bataille. Il y a presque un an, elle m’avait volé mon frère, maintenant, elle me rendait l’homme sans visage.